« Lou Pétassou » du Carnaval Occitan

(2022- Cirdoc pour Agde et Albi)

Du carnaval occitan, un personnage n’a cessé de grandir depuis les années 1970, c’est celui du Pétassou (en graphie classique : Petaçon). La dernière preuve en est le carnaval d’Albi. Jusqu’ici, l’orientation de ce carnaval était assez conventionnelle : défilé de chars à la mode du jour devant un public plus voyeur que participatif. Cette année 2023, plusieurs dizaines de musiciens et danseurs « trad » ont été sollicités par la direction pour intervenir dans le défilé en tenue de Petaçons.
La direction carnavalière d’Albi a-t-elle assimilé ou pas le rôle de Petaçon, ses origines et sa fonction dans les frasques du carnaval traditionnel ? Je n’en sais rien mais je constate une nouvelle fois le chemin que ce drôle de personnage a parcouru en un demi-siècle.

« Petaçon, tos papels ? »

En 1956, une enquête menée par une folkloriste et institutrice du Causse du Blandas (Adrienne Durand-Tullou) signalait que le petit village de Trêves dans le Gard possédait un personnage carnavalesque insolite. Le directeur des antiquités régionales (M. Louis) s’empare de l’enquête et en tire deux communications significatives :
– « Le Pétassou de Trêves, Gard » (revue Folklore n° 93, 1959)
– « Le Folklore et la Danse » ( Éditions Maisonneuve et Larose, Paris, 1963).
Jugeant leur contenu insuffisant, Adrienne Durand-Tullou publie dans la revue « Cévennes » du Parc National (n°4, 1975) un complément : « Une Tradition Cévenole : le Pétassou ».

La révélation prend corps et âme. Ce personnage appartient à un village de 120 habitants situé sous les causses Bégon, Noir et Larzac, il est habillé de petàs, c’est-à-dire de bouts de chiffons éculés et multicolores, que les filles cousent sur une ample blouse ou chemise de nuit, afin que les conscrits de l’année et les jeunes non mariés décident secrètement qui – d’entre eux – la portera durant les Jours Gras du Carnaval.
Caché par un masque patibulaire qui – selon les Anciens – était un masque ressemblant à un ours, le Petaçon élu intervient à travers rues pour attiser les mal lunés, lutiner les filles, chiner les gens qui cherchent à deviner son identité ou à percer la bofiga (vessie de porc) qu’il porte sur son dos et qu’il défend avec son balai de bruyère. Après avoir fait le tour des maisons pour resquiller des offrandes, il va les partager dans les festins des Lundi et Mardi Gras. Néanmoins, sa pelisse de petàs finira sur le corps d’un mannequin bourré de paille, qui sera conspué lors de son dernier passa-carriera, brûlé sur le pont du Trévezel et jeté dans la rivière, pendant que la foule reprend en chœur l’hymne du Carnaval Occitan : « Adiu paure, adiu paure, adiu paure Carnaval », dont la musique a été dérobée par la TV pour qu’un Nounours endorme les « petitous » des premiers téléspectateurs.
Avant qu’Adrienne Durand-Tullou ne parachève ses recherches lors du 65e congrès de la Fédération historique du Languedoc méditerranéen et du Roussillon (Uzès, 1993) , deux puissantes contributions ont vu le jour :
– « La Fête en Languedoc » de Daniel Fabre et Charles Camberoque (Privat, 1977)
– « À plus Haut Sens », thèse de Claude Gaignebet (Éditions Maisonneuve et Larose, Paris, 1986).
À noter également que dès les années 1970, lo Teatre de la Carriera réintroduit le carnaval d’oc, ses formes et ses procédés dans les arts vivants et que les personnages de Petaçon, des Palhasses (Cournonterral) et des Fecòs (Limoux) vont peu à peu retrouver une vitalité décapante.

« Petaçon, à poil(s) ! »

La reviviscence entreprise par la recherche anthropologique et la création artistique est suivie de très près par les carnavalades populaires qui reprennent le haut du pavé des localités de tradition carnavalesque mais aussi de nombreuses autres où le carnaval avait disparu faute de combattants (l’exode rural ) ou de combativité ( les grandes villes qui répugnaient à sa légende). C’est dans cette ambiance néo et rétro que Petaçon fait peau neuve. En vérité, il met à poil ses origines. Trois horizons président à sa résurrection :

1 – Les Hommes Sauvages
Il suffisait qu’Adrienne Durand-Tullou élargisse son enquête aux alentours de Trêves pour constater que Petaçon avait d’autres compères. Sant-Blasi qui est le saint-patron des chanvriers, des pelletiers, des cardeurs, des drapiers est aussi le maître d’œuvre des Carnavals de Vissec, d’Arres et de Saint-Martial. Non seulement il est honoré le 3 février à la lunaison qui fomente la fête mais il renvoie à la légende de l’ours qui sort ce jour-là de sa tute pour renifler un possible printemps. C’est également la date de naissance de Gargantua… et il y a trois Gargo dans le coin ! C’est un coin bordé de drailles et de monuments mégalithiques… et ce sont des êtres sauvages, folichons et prophétiques qui se déshivernent pour rappliquer dans les villages cités… en même temps que les jours grandissent, que les bourgeons se gonflent et que la sève monte dans les plantes comme dans les humains.
Dès que la tradition retrouva ses origines, comme par enchantement les hautbois et les tambours languedociens affluèrent vers Saint-Martial. En quelques années, le village devint la capitale des musiques et des danses de carnaval. Cela ne dura qu’une douzaine d’années car la mariée était trop belle et trop libre pour qu’une capitale s’empare d’elle. Elle fit le mur… et plus d’un « sauvage » cornu, à poils, à plumes, végétalisé, membré ou foufouné lui coururent après pour libérer ensemble un printemps timoré. Le printemps au sens propre et au sens figuré, car chacun(-e) découvrait que cette retrouvaille avec l’Òme Salvatge qui-est-en-nous est une fête de la vie contre la mort, une fête qui s’autorise des tas de libertés : jouer à être l’autre, l’autre sexe, l’autre âge, l’autre race, l’autre classe, l’au-delà de la vie : inverser, rire, partir en vrille, plonger dans le chaos, s’y refaire la santé et l’espérance… Une fête qui hante la Terre entière depuis des millénaires et l’Europe en particulier : il suffisait de pousser jusqu’au Pays basque pour y rencontrer des Petaçons portant le nom de Zarramacos, jusqu’en Bulgarie au nom de Sourvakaris… Ou d’entrevoir dans le jeu des Macilunas polonais les raisons de la dansa lengadociana dels Chivalets.
Les rituels évoqués chevauchent les mêmes thèmes, ils datent de la préhistoire : exorciser l’hiver, encourager l’arrivée du printemps, en l’attendant partager la bouffe qui reste, chasser les mauvais esprits, vénérer l’esprit des lieux, l’incarner dans des totems familiers, proclamer la fertilité des êtres et des choses, transmettre le savoir des anciens, émoustiller les imaginaires à l’aide de tout ce que la proximité offre de simple, de vrai, de naturel, de partageable… jusqu’au délire.
En Occitanie, c’est le culte du menu détail qui fonde le style de la particularité, tels les petàs del Petaçon qui reproduisent sur plusieurs plans l’obsession des débris, des déchets, des restes, des rebuts, des raclures, des antiquailles, des parlures… puisque leur symbolique touche autant le costume (los petàs) que le plat traditionnel du carnaval (lo ragost d’escobilhas : le ragoût des rogatons de viandes et de légumes), que l’emblème végétal (l’aubre de las escobilhas : l’arbre à ordures), que l’ancêtre animal (les multiples Totems locaux fabriqués avec du matériel recyclé), que le parler burlesque en oc, oïl ou francitan (la lenga de pelhas : la langue de chiffons qui balaie tous les recoins pour en retenir la poussière ou la substantifique moelle).

2 – Les Dionysies 
Si par plusieurs tournures, les Hommes Sauvages renvoient lo Petaçon vers des origines hyperboréennes ou indo-européennes, les bacchanales le rattrapent pour le retremper dans la Méditerranée. Mieux que Bacchus le latin, Dionysos le métèque grec l’a initié à quelques stratagèmes archaïques et civilisateurs. D’abord, le lien avec la vigne sauvage qui donne droit à un sacré shott : le vin à trois étiages. « Peu » pour calmer l’anxiété, « prou » pour mesurer l’ivresse, « trop » pour bondir de ses gongs. Dionysos ne se contente pas de cette couronne végétale, il en joue jusqu’à l’extase (ce qui lui vaut le titre de dieu du théâtre) ou jusqu’à la défonce (qui le rend redoutable à tous les puissants qui ne supportent pas son culte saisonnier).
Ce triple dieu est à la tête d’une escouade de bacchantes, de satyres, de monstres hybrides qui créent au sein de la mythologie antique une sorte de contre-religion suffisamment populaire pour que Dionysos soit admis au sein du Panthéon grec, malgré qu’il fût désigné étranger.
Son autel est dressé sur le proscénium des premiers amphithéâtres et il patronne tragédie, drame satyrique et comédie. Tous les problèmes de la cité sont passés au crible de ce théâtre antique à tel point que le philosophe Aristote résume cette dramaturgie citoyenne en expliquant qu’elle met en scène deux forces contradictoires : l’apollinienne (ordre, beauté, harmonie) et la dionysiaque (contestation, nature et possession). Ainsi, (poursuit Aristote) se produit la catharsis qui est la synthèse des contraires par mimésis, terreur, compassion et purgation.
Les rituels pré-printaniers issus de la protohistoire ( les Hommes Sauvages ) n’ont pas eu un Aristote pour analyser leur raison d’être, ils n’en contiennent pas moins la charge, la décharge et l’hypothétique synthèse que le savant déduit du processus décrit. Ajoutons qu’en matière de synthèse, un vieux dieu méditerranéen apportât aussi son grain de sel. Les Grecs l’appelleront Hermès, ainsi naîtra l’herméneutique. (Plus tard, la langue d’oc en retiendra le mot erme-ermàs (ou armàs) : terre en friches mais inspirée par toutes les cultures qui l’auront habitée).

Sans figurer nominalement dans ce péplum antique, Petaçon relève du chœur dionysiaque, sa facture primitive était déjà dans le « chaos tournoyant » qui fulminait autour du rhapsode homérique ( VIIIe avant J.C.), il sera dans l’acte sauvage qui donne à Dionysos, à la nature et aux premières victimes de l’Histoire, le culot de critiquer la cité (les dionysies du VIe siècle avant J.C.). Avec les femmes et les premiers exclus de l’Histoire, Petaçon trouvera dans l’acte théâtral (Ve avant J.C.) l’anonyme moyen qui permet d’intervenir dans le débat confrontant nature et civilisation. ( Nous soulignons « anonyme » car la règle de la tragédie grecque et latine exclut femmes et esclaves du monde des acteurs).

3 / Arlequin ou Hellequin ?
À travers les âges antiques, païens et moyenâgeux, les rescapés du chœur primitif resteront anonymes, mais ils parviendront à reprendre en mains le « char naval » de Dionysos qui deviendra le Carnaval que la Religion autorisera et stoppera à la frontière du Mercredi des Cendres (Carême).
Aux portes du XVIe siècle, ce sera pire car les rois comme les papes ne veulent plus entendre parler d’eux, ni de leurs charivaris, ni de leurs jugements, ni de leurs totémiades ! Qu’importe ! Nos sauvages devenus carnavaliers et carnavalières ont suffisamment appris à jouer les valets de comédie, ils sont prêts à rebondir (au masculin comme au féminin) sur les tréteaux de toutes les ethno-scènes. L’un est particulièrement prisé, c’est l’Arlequin de la Commedia dell’Arte.
Il porte le pourpoint pétassé de Petaçon, une batte à la place du balai et un masque de cuir noir bosselé comme une corne décornée. Bien sûr, les petàs sont devenus de beaux petits losanges multicolores soigneusement rapiécés mais son tempérament, sa gestualité, ses ruses revanchardes ont gardé la tonalité sauvage, spontanée et festive, indispensable à la farce.
Les origines de cet Arlequin demeurent contestées. Pour les uns, il est né à Bergame (Italie du nord). Pour d’autres, c’est un démon de la mesnie d’Hellequin, une bande maudite qui depuis le XIIe siècle est condamnée éternellement à tempêter à travers ciel pour chasser le gibier imaginaire qu’elle préférât à la messe où Hellequin en personne se devait. En Occitanie et en Catalogne, là où il est toujours question de cette légende, on parle plutôt d’Arnau ou d’Artùs que d’Hellequin.

« Petaçon en pistes ! »

Petaçon a voyagé à travers temps dans cette somme d’influences. Son émergence dans l’actualité carnavalesque du troisième millénaire peut surprendre. En particulier sa gémellité avec Arlequin…

1 / La piste mistralienne :
Nous n’aurons pas le chauvinisme de poser la candidature de Petaçon au titre de frère ou de grand papa d’Arlequin-Arlecchino. Le grand Mistral ne s’y est pas risqué, même si son Trésor du Félibrige rend compte de quelques familiarités.
De l’Arlequin, il dit : « Bouffon, coryphée de la danse provençale des Fielouso (quenouilles)… » Et aussi : « Répopée, mélange des différentes sauces que l’on sert dans les cabarets de bas étage ».
Dans Arlèri, il souligne un lien de voisinage : « Arlésien ou Arlaten ; fat, fanfaron, faiseur d’embarras, extravagant, léger, folâtre… » Pour la batte d’Arlequin, il traduit en provençal : « Coustoulo d’Arlequin », en rappelant qu’uno coustoulo est aussi un échanvroir, c’est-à-dire : le coutelas de bois que les chanvriers (qui ont Saint-Blaise pour patron) utilise pour écharper le chanvre. Quant à Hellequin, Mistral propose : « (angl. Hell’s king, roi de l’enfer) S’est dit en vieux français de fantômes armés qui paraissaient la nuit dans le cimetière des Aliscamps, à Arles, v. trèvo. » Et si nous voyons à Trèvo, nous lisons : « Hantise ; tapage nocturne, insomnie agitée ; farfadet, lutin, esprit, fantôme qui hante les maisons inhabitées et qui se manifeste par certains bruits étranges… » Ainsi il en vient à parler de « Trève : (lat. Trivium carrefour) n. de l. Trève (Gard) ». Mistral aurait pu ajouter : village du Petaçon. Toutefois il n’oublie pas le
substantif  «Trevira : Tourner sens dessus dessous, bouleverser, troubler, effrayer… Trevira lis iue, rouler les yeux ; trevira li parpelo, regarder de côté ; trevira ’n prepaus, défigurer un propos… »

2 / La piste minoritaire :
Toutes les connotations mistraliennes avec ce qui a été dit au sujet de Petaçon ne sont pas sans intérêt. Elles confirment ce que nous constations dans le revival de Petaçon : « Es asirable, insesible e imprevisible ». « Haïssable ? » Pas plus qu’on ne le dit des enfants turbulents et coquins. « Insaisissable ? » Oui, il apparaît toujours où on ne l’attend pas et il repart toujours sans qu’il l’ait annoncé. « Imprévisible ? » Absolument, il met les pieds dans le plat, il crache dans la soupe, il mord la main de qui veut le récupérer.
Ajoutons que son ubiquité géographique prête à penser qu’il fut un voyageur, un voyageur à la façon du mat du tarot de Marseille, le fou qui est l’arcane sans nombre cherchant « l’air du temps qu’il fait » plus que l’air des hémisphères où ça fait bath de se montrer. C’est un solitaire uniquement dans l’art de rassembler du collectif. C’est un sauvage dans la mesure où il reste nature dans un monde « qui se la joue civilisée ». Bref, c’est un archaïque qui correspond toujours aux urgences du jour.
Petaçon est né avant que la langue d’oc n’existe, il est un archétype qui a trouvé naturellement sa place dans la culture occitane parce qu’il n’a jamais cessé d’être un original (des origines), au risque de devenir l’ethno-type d’une société successivement primitive, rurale et provinciale, c’est-à-dire « minoritaire », sans statut linguistique et politique pour garantir son identité.

3 / La piste contre-historique :
Pendant longtemps le qualificatif d’ethno-type a été plus disqualifiant que méritoire. Il rimait avec caricature, folklore, passéisme et pouvait susciter la vergonha : une honte de soi-même, un complexe d’infériorité résultant d’une vraie discrimination. Par contre, il peut susciter au contraire une réaction de dignité et d’originalité dans la façon de s’afficher.
Le village de Petaçon est Trêve, Trêve est en Cévennes, les Cévenols n’ont jamais hésité à défendre leur particularité, qu’elle soit religieuse, territoriale ou professionnelle. Et de la défendre dans des accoutrements inattendus : la camisa des Camisards (sous Louis XIV), les masques des Mascs du Vivarais cévenol (avant la Révolution). Nous pourrions dire pareil des « Demeiselas » de l’Ariège au XIXe…
À croire que « les Hommes Sauvages » via le carnaval ont semé leurs graines dans la contre-Histoire comme dans la littérature d’oc. En particulier celle de l’oralité qui est allée par monts et par vaux, de la rue à l’ethno-scène, et que nous nous plaisons de nommer…

4 /… La piste cadétiste :
Le cadétisme est l’art d’assumer sa position d’ethno-culture minoritaire. Les troubadours commencent à en prendre le chemin quand la Croisade contre les Albigeois s’impose par les armes et l’inquisition. Les cadets de Gascogne seront poètes avant d’être mousquetaires, ils créeront le baroque occitan en même temps qu’Henri le Gascon conquiert la couronne d’Henri IV. Quand celui-ci est assassiné, l’État classique entreprend de dégasconner la cour, de fomenter l’ethno-type du gascon fanfaron et d’enfermer dans cette caricature tout ce qui a l’accent du Midi.
Dès lors, le cadétisme devient une école buissonnière : laisser à l’aîné (parisien) le monopole du patrimoine royalement « national » mais hériter du patrimoine immatériel « minoritaire » pour inventer un style qui résiste à ce coup d’État dans l’Histoire de France.

5 / La piste moliéresque :
Au risque de surprendre, jetons un regard sur le jeune Molière qui (malgré lui) témoigne de la chose. Il a acquis sa maîtrise théâtrale en Occitanie. Il y passa une douzaine d’années dans l’ambiance cadétiste de ses protecteurs. Il y créa son premier chef d’œuvre : le personnage de Mascarille qui n’est qu’un masc (quelque peu sorcier) puisque son procédé comique consiste à emmascar (ensorceler) ses concurrents en usant de mascarilha (sortilège) à un point tel qu’il tombe risiblement dans ses propres pièges. Lorsqu’il retourne à Paris, il devient le Molière courtisan qui n’a pas d’autre choix que de se conformer au modèle académique qui veut que tout méridional reste dans l’ethno-type du gascon ridicule (M. de Pourceaugnac, Mme d’Escarbagnas). Ainsi Mascarille est détourné de l’étymologie suspecte de son nom, il est rebaptisé Sganarelle ou Scapin.

6 / La piste des tricksters :
Après la douche des Lumières, au milieu du XIXe siècle quand l’actualité réveillât diverses nationalités émergentes et certaines colonies submergées, les cadets minoritaires laissèrent la place à ceux que les critiques anglo-saxons nommèrent tricksters : Eulenspiegel en pays germaniques, Nasreddine en pays d’orient, le Coyote chez les Amérindiens, le Lièvre chez les Africains, Amagup chez les Inuits… Ce sont de « divins fripons » qui valent moins que la corde pour les pendre mais qui sont au goût des peuples qui les font. Et chez les Occitans ?
Nous le disions : Petaçon est un archétype anthropologique qui restait « asirable, insesible, imprevisible », mais festif et disponible dans son trivium cévenol. Que lui manquait-il au regard de ses pairs d’outre-mer et d’intra-France ?
Il eut été breton, serait-il devenu Bécassine ? S’il avait échoué à Tarascon, serait-il devenu Tartarin ? Manquait-il des Occitans assez autochtones ou des Franciliens assez universels pour le promouvoir à un autre destin ?

7 / Au carrefour des drailles :
Tout au long du XXe siècle, nombre de burlesques passèrent sur le pont du Trévezel. Parmi eux, des farceurs félibréens, des Marseillais pagnolesques, Catinou du pays de Cocagne, Tata Vitourino du pays Nissart, Panazô du pays Limousin, Padena, Luceta e autras Lengas de Pelhas de la génération babyboom, beaucoup de conteuses et conteurs d’ici et d’ailleurs invité-e-s par le Parc des Cévennes ou par la Fédération des Foyers Ruraux. Savaient-ils qu’à chaque Mardi Gras un certain Petaçon en flammes était précipité par-dessus le parapet du pont du Trévezel ?
Auraient-ils cru qu’un « éternel retour » le ramènerait lorsque Trêve n’aurait plus de jeunesse ?
Eh bien oui, Petaçon est revenu… un peu plus loin. Je l’ai revu quelques années plus tard sur un podium face au Palais de Justice de Millau où des paysans du Larzac étaient accusés d’avoir démonté une obèserie de Mac-Do… Je l’ai revu un peu plus nombreux dans les défilés à Toulouse, Béziers et Montpellier réclamant l’égalité pour les langues et cultures de France… Je l’ai revu à Bamako échangeant sa pétasse avec le boubou d’un joueur de kora… Je l’ai revu ventre à ventre dansant la lambada avec une Chinoise… je l’ai revu tirant la farandole arc-en-ciel d’une longue marche pour le climat… Sans une ride, tout à l’espoir.

Un jour que je l’attendais pour qu’il explique son endurance, Petaçon n’est pas venu. Mais sur le lieu du rendez-vous, il avait laissé sa pelisse, son masque, sa bofiga et son balai. J’étais ennuyé car c’est le jour où il devait parler lui-même de ses drailles devant des gens qui pour tout carnaval n’avait qu’un défilé de chars, de stars d’ailleurs et de gradins pour poser leurs fesses. Ils étaient là à me regarder. Que faire ? Machinalement, j’ai passé la pelisse, j’ai coiffé le masque, j’ai pris le balai… Je ne sais pas pourquoi… j’ai soulevé la pétasse et j’ai montré mon cul. Ils ont applaudi, sauf ceux qui faisaient selfie mais qui bavaient d’envie pour capturer la suite.
Aussitôt l’envie m’a pris de tracer et balayer autour de moi un cercle. Le cercle tracé et balayé m’a attiré. J’ai reculé de quelques pas, pris mon élan pour sauter dedans. Je cours, je m’élance et zou !… Je tombe comme je serai tombé dans un puits s’il y en avait eu un. Je chute dans ce trou… je n’en finissais pas de descendre. Le choc fut brutal et j’ai crié : « Merda, ont soi tombat ? » En haut du puits, la foule s’écrie : « Au fond de toi ! »
Au fond de moi ? Comment, au fond de moi ? J’étais surpris, c’était très sombre. Prudemment je me remets sur pieds, je tends les mains, j’avance a paupe… Un pas, deux, trois… Je touche quoi ? Ah-ah-ah ! « Qui va là ? » Je hurle, bleu de peur. Et dans le bleu qui éclaire ma peur m’apparaît une silhouette qui me répond : « Ton ombra ! » Mon ombre ? Je n’en crois pas un mot. Il n’y avait pas assez de bleu pour voir si c’était bien mon ombre. Je m’exclame : « C’est faux ! Sans soleil, il n’y a pas d’ombre. » Du tac au tac, elle me répond : « Si , car il y a la lumière de ton âme. À moins que tu n’aies pas d’âme ? »
Alors j’ai eu très peur et dans le bleu encore plus bleu de ma peur bleue, une phrase a jailli de moi : « Salòp, ont’as fotut mon ama ? » Je la répète pour être sûr que l’ombre l’entende bien : « Salaud, où tu as foutu mon âme ? » L’ombre passa au bleu céleste pour sourire : « Perquè salòp ? Ne vois-tu pas que je suis une femme ? »
Je ne comprends pas… Mon ombre une femme ? Je lui renvoie : « Salope, rends-la moi ! » Comble des abominations, elle éclate de rire en me proposant : « Manje-me e l’auràs ! » Moi te manger ! Moi manger toi, mon ombre femme ? Elle voit mon embarras et elle me susurre : « Ou bien, baise-moi ! » Pire que si j’étais tombé dans un tunnel de mille étages, perdu, épouvanté, je me vois en train de baiser mon ombre-femme pour retrouver mon âme. Impossible ! Quelque chose au fond de moi, quelque chose qui ne peut pas être mon âme vu que je n’en ai pas, me traite d’incestueux, de narcissique, de jouisseur immonde. Hécube ! Démon ! Je me déchire à m’entendre dire de telles abjections.
Je ne vois plus mon ombre mais au comble du bleu marine de ma peur, je sens quelque chose qui commence par me grignoter les orteils, puis les mollets, les genoux … Ah je ne vois plus mes jambes et quand je sens qu’elle s’attaque à mes parties, je mets mes mains pour les protéger : « Jamais ! » Elle me répond : « Alors je les garde pour le dessert ». Nhò ! c’est reparti, elle me croquette le ventre, pourlèche mon nombril, mordille mes poignets d’amour… Ça devrait me faire mal mais non, ça me prend comme un orgasme. Elle n’a pas atteint mes moustaches que je bondis jusqu’au septième ciel mais elle continue à me déguster par le dessert dont il était question. Macarèl ! Le septième ciel vole en éclats, il s’en rajoute deux douzaines d’autres. À tel point qu’au fond de moi je me demande si je suis tombé au fond de moi ou dans un bordel bordé d’étoiles. Aïe ! salada serà l’addicion.
Alors que je n’existe plus, que je ne suis qu’un orgasme errant sans pattes dans les cieux, ce n’est pas l’addition que j’entrevoie mais sur son trône le maître de la création. « Dieu, me dis-je ! Il porte un masque de démon…» Et qui vois-je quand il retire son masque ? Moi ! Moi qui me prendrais pour Dieu le père alors que je n’existe pas puisqu’englouti dans l’ombre-femme qui me digère je ne sais où. C’est un moment sans boussole, de ces moments terribles et merveilleux où l’on rechute par le haut pour revenir d’où l’on était parti , c’est-à-dire : ce cercle tracé et balayé autour duquel, maintenant, des gens en transe font la danse de l’ours.
Moi, j’essaye de me pincer pour constater qui je suis devenu ? Ma peau est douce comme celle du petit enfant que j’étais, ma mémoire bouillonne comme celle du vieux qui me trottine, ma langue éclaire le chemin : « Sèm d’una traça de raça »